Le workforce planning, enfin chef d’orchestre des RH

Le marché montre progressivement la voie vers une gestion des compétences mieux orientée sur la réalité du marché, et moins sur une contrainte réglementaire appliquée au forceps. Afin de mieux gérer l’évolution des collaborateurs de l’entreprise, et d’assurer en priorité la compétitivité de l’organisation, il devient indispensable d’anticiper les types et quantités de compétences nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. Adieu la GPEC, bonjour le workforce planning !

Un monde en mouvement, au nom de la compétitivité

Les prévisionnistes ne parviennent plus à se projeter sur l’emploi tant la révolution technologique a bousculé la donne. Les 5 plus grosses capitalisations américaines n’emploient que 434 000 personnes. 20% de moins que les 5 premières en 2000. Et près de 50% de moins qu’il y a 30 ans. Et les nouvelles start-up conquérantes du digital créent relativement très peu d’emplois…

Sans compter que les emplois créés sont très différents de ce qu’ils pouvaient être il y a encore dix ans. La quasi-totalité des entreprises vont devoir progressivement s’adapter pour rester compétitives face à ces nouveaux modèles dominants. Faire d’autres choses, plus de choses, avec moins de monde, et pas les mêmes compétences. Cette transition devient aujourd’hui l’une des raisons majeures plaçant la fonction RH au coeur de la stratégie des entreprises.

Chaque métier, qui peut être perçu comme un assemblage de compétences, s’équipe progressivement de nouvelles compétences permettant d’appréhender la complexité et les spécificités d’un monde digital. Et de fait, le métier en question est un nouveau métier, remplaçant progressivement l’ancien. Ces compétences sont principalement celles qui permettent d’effectuer des tâches dites non routinières, et portent majoritairement sur les capacités à apprendre, raisonner et interagir.

Quant aux tâches routinières, il faut être conscient qu’elles seront de plus en plus automatisées facilement. Tout comme il ne reste plus aucun allumeur de réverbères aujourd’hui, de nombreux métiers encore communs aujourd’hui n’auront plus de réalité économique dans quelques années. Il s’agit là de performance économique pour l’entreprise, de planification des reconversions, et d’anticipation de l’avenir pour éviter des conflits et dégâts sociaux majeurs.

La planification des compétences est le plus puissant des outils de responsabilité sociale en entreprise, et de performance future.

Les entreprises qui ne s’adapteront pas mourront, plus ou moins rapidement, mais c’est inéluctable, elles mourront par manque de compétitivité. Demain, le sujet ne sera pas de savoir dans quel cas nous plaçons des machines, mais plutôt dans quel cas nous laissons les humains ! Quoi qu’il en soit, notre société est désormais en route pour une transition permanente, nécessitant de repenser la compétitivité à chaque instant. Et c’est là qu’intervient un élément logique dans la réflexion : mieux anticiper les besoins en compétences.

D’abord gérée dans le cadre de la GPEC, cette discipline à part entière se nomme workforce planning. Amenée par les pratiques anglo-saxonnes axées sur la compétitivité et la performance, le workforce planning est avant tout conçu pour aider l’entreprise à atteindre ses objectifs stratégiques, quand la GPEC a progressivement pris une dimension (trop) sociale et décorrelée des enjeux business.

Le workforce planning comme chef d’orchestre de la fonction RH

Dans une entreprise modernisée et avertie, toute action de la fonction RH part du workforce planning. Alors que ce métier est peu connu ou mal compris en France, il se développe très fortement outre-atlantlique depuis plusieurs années. Le workforce planning est littéralement la planification des compétences nécessaires à l’entreprise dans un futur proche. Alors qu’il est abordé par les RH de manière très endogène et légaliste à travers la GPEC (Gestion Prévisionnelle de l’Evolution des Compétences), le workforce planning est au plus proche de la stratégie de l’entreprise.

Le workforce planning est le chainon manquant entre la stratégie et la fonction RH.

La littérature anglo-saxonne détaille désormais très largement les méthodologies permettant d’opérer. Pour une meilleure compréhension, il est possible de résumer en 4 phases principales la démarche de workforce planning :

  • Qualifier et quantifier les compétences nécessaires à l’atteinte des objectifs
  • Qualifier et quantifier les compétences mobilisables dans l’entreprise
  • Qualifier et quantifier les compétences manquantes
  • Identifier les canaux permettant d’acquérir les compétences manquantes au meilleur coût économique et social

Après une analyse fine des facteurs macro-économiques et des données propres au secteur d’activité de l’entreprise, la stratégie définit une orientation à prendre et des objectifs à atteindre, à un horizon réaliste de temps. Ces choix déterminent directement la nature, la quantité et le niveau de compétences nécessaires pour l’atteinte de ces objectifs. Et cette mission constitue le premier volet des experts du workforce planning.

Bien loin des profils de la RH traditionnelle, ces professionnels sont économistes, développeurs informatiques, experts métiers ou sectoriels. Cette première phase est critique, dans la mesure où elle conditionne la suite de la démarche. Vient ensuite la deuxième phase du workforce planning, qui consiste à dresser un état des lieux structuré et cohérent des compétences disponibles dans l’entreprise. Cohérent dans le sens où les compétences dites « interdépendantes » doivent bien être associées.

Pour sortir du jargon froid et technique, il s’agit donc avant tout de comprendre qui peut faire quoi dans l’entreprise. Une même personne peut posséder jusqu’à plus de 100 compétences distinctes. Et très logiquement, cette personne pourra difficilement appliquer ses compétences dans des unités de temps et de lieu différentes. Pour être encore plus clair, on ne peut pas vous faire exercer plusieurs métiers simultanément, qui nécessiteraient de vous dédoubler soit pour des questions de charge de travail, soit des questions de géographie.

Tout cela signifie une chose : ce n’est pas parce que les compétences sont disponibles dans l’entreprise qu’elles seront toutes utilisables. Il y aura des choix à faire, selon les priorités, qui doivent être fonction de la rareté et de l’importance de chaque compétence !

Si vous pensez que nous nous éloignons beaucoup de la RH classique avec le workforce planning, attendez de voir la suite…

Une fois que l’entreprise sait ce dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs stratégiques, et qu’elle sait ce dont elle dispose, vient la troisième phase du workforce planning : évaluer le différentiel de compétences entre l’existant ‘mobilisable’ et ce qui sera nécessaire. En apparence simple, cette partie peut s’avérer extrêmement complexe, puisqu’il s’agit d’identifier les compétences manquantes, tout en créant des groupements préférés de compétences.

Ces groupements constitueront des coeurs de métiers ! Autrement dit, c’est à cette étape que l’on invente les nouveaux métiers de l’entreprise. Ni plus ni moins. La dernière phase n’est pas moins rock’n’roll. Après avoir fait des maths, de l’économie, de la sociologie, vient le temps de la comptabilité ! Il va falloir acquérir les compétences manquantes. Et pour cela, il y a plusieurs moyens d’y parvenir :

  • Former les collaborateurs pour leur permettre de développer ces compétences. L’option la plus responsable, car performante en développement de l’employabilité, mais dans la limite de la charge de travail qu’impliquera l’utilisation de ces nouvelles compétences !
  • Favoriser la mobilité interne. Le jeu des chaises musicales, au delà d’être un casse-têtes, s’avère une option payante pour garder les talents et réorganiser l’utilisation des compétences. En revanche, la formation sera alors un passage quasi-systématique dans le cas d’entreprises en pleine transformation digitale.
  • Recruter. L’option la plus chère, dans la mesure où elle implique des frais importants au départ et des charges fixes supplémentaires dans le temps. Sans compter qu’à périmètre égal, un recrutement implique souvent la nécessité d’un départ. Ce qui a un coût financier ET social.
  • Externaliser. Une option réaliste, pour les compétences non stratégiques de l’entreprise. De nombreuses entreprises utilisent des fournisseurs pour réaliser des tâches qui ne concernent pas le coeur de métier, ou pour soutenir ponctuellement une charge de travail. Pas de coûts fixes. Et un modèle qui monte en puissance, permettant à l’entreprise de se redéfinir comme un écosystème ou des compétences internes et externes créent de la valeur en son sein.

Chacune de ces options présente des avantages et des inconvénients, des coûts et des risques. De nature financière et sociale, ces coûts doivent être pondérés et les priorités doivent être définies, afin d’identifier les meilleurs canaux pour acquérir les compétences nécessaires. L’arbitrage est idéalement à réaliser avec tous les acteurs de la fonction RH, la Direction Financière, et les partenaires sociaux.

Une fois la partition écrite par notre chef d’orchestre, il ne reste plus qu’à la jouer. Chaque cellule de la fonction RH a des objectifs clairs et chiffrés, reliés à la stratégie : objectif de x formations, y recrutements, z mobilités, etc.

Le workforce planning comme bras armé de la stratégie de l’entreprise

Quelles que soient les décisions stratégiques prises par l’entreprise, il y a nécessairement un impact sur le stock prévisionnel des compétences. Et, en des termes bien plus humains, sur les personnes qui devront posséder ces compétences. L’exemple désormais érigé en référence de Kodak l’illustre bien.

Leader sur le marché de la photographie argentique, Kodak a été totalement et brutalement disrupté par les acteurs émergents de la photographie numérique. Le coeur de métier de l’entreprise était la chimie, sur un marché qui subitement n’en avait plus du tout besoin, faisant appel au lieu de cela à des développeurs informatiques.

Vous êtes Kodak : A – Vous reconvertissez vos chimistes en développeurs informatiques ? B – Vous passez de la photographie à la chimie industrielle ? C – aucun des deux ? oups…

Le choix qu’a eu faire Kodak est connu sous le concept de Dilemme de l’Innovateur : sur un marché en bouleversement, vaut-il mieux embrasser la disruption et s’amputer des revenus vitaux actuels, en vue de profits importants plus tard, ou perséverer en utilisant la force de ses atouts actuels, espérant qu’ils seront toujours différenciants et profitables, quitte à modifier son approche du marché ?

Ramenée au sujet qui nous intéresse, la problématisation ressemble plutôt à ceci : valait-il mieux conserver l’expertise en chimie, et l’appliquer dans un autre secteur d’activités (engrais, détergents, etc.), ou acquérir rapidement l’expertise massive en informatique, nécessaire pour rester compétitif sur le marché de la photographie ?

Une question d’autant plus légitime pour Kodak qu’ils disposaient des brevets les plus avancés en matière de technologie numérique appliquée à la photographie ! Une analyse du marché du point de vue du capital humain aurait permis de comprendre que les compétences nécessaires pour rester compétitif sur le marché, allaient entrer en conflit avec celles disponibles au sein de l’entreprise. Bien entendu, aux analyses viennent s’ajouter les capacités des dirigeants à prendre des décisions. Mais une approche par le capital humain aurait sous-tendu la logique de ces décisions.

Comme le rappelle l’excellent Gary Baecker, prix Nobel d’économie en 1992, le capital humain est le seul facteur déterminant sur le long terme de la compétitivité d’une organisation. Sa théorie du capital humain relie notamment directement la formation à la croissance. L’extension logique de son analyse montre que la seule connaissance du marché n’est pas suffisante pour faire des choix éclairés en matière de stratégie, si on ne connait pas précisément l’état des forces disponibles dans son organisation.

Le workforce planning comme garde-fou de la compétitivité et de la RSE

Grâce au workforce planning, il est possible de challenger la stratégie de l’entreprise, à travers des données qui lient directement le marché à l’état des forces en interne. Et lorsque l’on dispose de telles données, le recrutement, la mobilité interne, la formation et la mobilité externe prennent tout leur sens ! Car alors se posent des questions appuyées par un besoin quantifié et qualifié : quelles compétences peuvent être acquises en interne ? Quelles sont celles à aller chercher en externe ? Quelles sont celles qui sont obsolètes ?

Avec cette approche, il est d’une part possible d’optimiser recrutement, formation et mobilité interne, mais également de préparer sainement et dignement les projets de mobilité externe. Si certains collaborateurs n’ont plus leur place demain en raison de l’obsolescence de leurs compétences, alors il est nécessaire de les former aujourd’hui, pour leur faire acquérir de nouvelles compétences, qui seront soit utiles au sein de l’entreprise, soit valorisées en dehors par d’autres entreprises.

Le workforce planning est autant un outil de compétitivité que de responsabilité sociale pour les entreprises.

Ce raisonnement, basique, est aujourd’hui accessible et déployable. Le workforce planning, tout en recherchant la compétitivité et l’optimisation, permet d’assurer l’employabilité, qu’elle soit dans ou hors de l’entreprise. Et d’un retour sur investissement concret, mesurable soit par l’économie réalisée sur les recrutements et mobilités, soit sur l’économie financière et sociale réalisée sur les plans de départ, encore trop souvent gérées comme des boucheries.

Au delà de l’enjeu de compétitivité de l’entreprise, il s’agit avant tout de la responsabilité de l’entreprise d’assurer la compétitivité sur le marché de ses collaborateurs, pour leur permettre de se concentrer sur leur travail actuel. Le workforce planning est désormais une nécessité stratégique pour l’entreprise, et visant à lui octroyer un atout tactique majeur. Derrière la logique mathématique et rationnelle du sujet, il s’agit avant tout de préserver la compétitivité de l’entreprise.

Avec le workforce planning émerge un état d’esprit fondamental dans la préservation de la compétitivité des organisations : relier l’ensemble des enjeux RH à la stratégie de l’entreprise, et relier ces enjeux RH entre eux. La mobilité interne, le recrutement, la formation et l’engagement notamment doivent communiquer et fonctionner de concert.

Pour une fois, l’entreprise dispose d’un outil qui peut lui permettre d’allier à la perfection responsabilité sociale et performance. On n’améliore durablement que ce que l’on peut mesurer dans le temps, et c’est aujourd’hui plus vrai que jamais en gestion prévisionnelle des compétences. Les partenaires sociaux peuvent trouver, avec le workforce planning, un sujet porteur de valeur pour toutes les parties, permettant d’assurer la performance de l’entreprise tout en favorisant la place et le rôle de l’humain en son coeur.

Article écrit par Jérémy Lamri, CEO Monkey tie